Pour une histoire politique des auteurs de policier et d’espionnage : engagement et idéologies.
Dans l’après-guerre, le champ littéraire liquide le legs de l’Occupation. L’épuration cible les auteurs réactionnaires : écrivains condamnés à mort (Robert Brasillach), emprisonnés (Maurras, Rebatet), exilés (Bonnard, Céline), interdits de publication (Chardonne). Cependant, l’édition populaire est largement épargnée par les luttes symboliques qui reconfigurent le champ intellectuel au profit de la gauche engagée. Certes, le domaine des fictions de grande consommation fait l’objet de critiques sur ses outrances ou à l’inverse sur la platitude de son style, mais sa dimension politique est occultée. Le roman populaire constitue d’ailleurs un havre peu regardant pour des auteurs et des éditeurs ayant fait leurs armes littéraires dans la collaboration. Jean Libert, alias Paul Kenny, le co-créateur de l’espion Francis Coplan, est ainsi condamné et emprisonné en Belgique en 1944, privé de ses droits civiques. Derrière le pseudonyme de B.R. Bruss, auteur de science-fiction pour le Fleuve Noir, se cache René Bonnefoy, Secrétaire général à l’information du régime de Vichy. Ils sont rejoints par des romanciers nouveaux, qui, à travers l’élaboration d’un roman populaire français, entendent offrir une résistance à l’irrésistible américanisation des styles du second vingtième siècle.
Les auteurs qui fournissent l’essentiel des productions d’éditeurs comme le Fleuve Noir ou les Presses de la Cité peuvent être classés à droite – positionnement que confirment les Renseignement généraux et leurs archives pour leur patron, Sven Nielsen. Anticommunistes après-guerre, ils savent cependant évoluer et produisent ainsi dans les années 1970 des fictions typiques de l’air du temps giscardien, avec des héros technophiles comme l’espion Vic St Val, dont les aventures sont imaginées après étude de marché. Pourtant, l’époque voit la montée en puissance d’une génération nouvelle, qui fait avec Jean-Patrick Manchette du polar ou de la science-fiction de nouveaux espaces de la contre-culture. Le domaine du populaire devient alors un champ polarisé, où les auteurs réactionnaires, comme Gérard de Villiers ou Claude Rank, incarnent publiquement une forme d’opposition à ce qu’ils perçoivent comme une révolution culturelle, menée par une gauche en passe d’arriver au pouvoir. Ces auteurs et leurs productions, pourtant diffusées à des centaines de milliers d’exemplaires, ne sont que marginalement des objets d’histoire. Il semble important de comprendre leur place dans la société française, dont les transformations profondes imposent la fabrique de nouvelles mythologies collectives, aptes à réenchanter une puissance devenue « moyenne » et à offrir des dénouements fictifs aux tensions politiques et sociales qui la traversent, autour de la question criminelle sans cesse reformulée.
L’hypothèse qui sous-tend notre proposition de recherche est que l’univers populaire d’avant le néo-polar des années 1970-1980 n’est pas un espace politiquement neutre. Au contraire, l’idéal d’information ludique et de divertissement moderne promu par les éditeurs populaires offrent de nouveaux canaux pour dire un monde qui change, à partir d’un horizon politique qui embrasse différentes nuances du discours de droite d’alors : valorisation d’une société d’ordre, nationalisme technophile qui célèbre l’atome à la française, idéal de consommation, libéralisation des mœurs – en accord avec l’institutionnalisation de l’avortement mais également des lois sur la famille de 1970 et de 1972 – mais sous domination masculine.
Ce projet vise un quintuple examen :
– de ces œuvres, produites en série et analysées en masse par les procédés offerts par l’analyse « à distance » (( Franco Moretti, Distant Reading, London ; New York, Verso, 2013. ))
– de leur circulation, puisque les productions populaires françaises des années 1950-1970 connaissent une démultiplication des supports, avec de nombreuses adaptations, mais également un élargissement des espaces de diffusion et des langues, grâce à la traduction, en Espagne et en Italie notamment ;
– des nouvelles représentations du crime ;
– des postures médiatiques des auteurs, qui, à travers les émissions de radio ou de télévision et les multiples interviews dans la presse deviennent, dans l’espace public de l’après-guerre, les nouvelles figures de la création populaire. https://polarisation.hypotheses.org
– de leur saisie par la police et de la justice (surveillance, censure, procès), à travers le repérage et l’étude de nouveaux fonds d’archives ;
Plusieurs fonds seront sondés : ceux de la Préfecture de police, ceux d’auteurs et d’éditeurs déposés à la BNF ou à la Bibliothèque des littératures policières, les archives du groupe Editis, ainsi que quelques fonds privés.
Ce projet profite également de l’environnement scientifique de l’ANR POLARisation , dédiée aux récits criminels imprimés (1945-1989).
[1] Franco Moretti, Distant Reading, London ; New York, Verso, 2013.