Appel à contributions : Magie, divination, astrologie et justice, de l’Antiquité à nos jours

Magie, divination, astrologie et justice, de l’Antiquité à nos jours Gallica/BnF

Coordination :

Hélène Ménard (CRISES E.A. 4424, université Paul-Valéry Montpellier 3) et Diane Roussel (ACP – EA 3350, université Gustave Eiffel)

Présentation

Les recherches historiques ont surtout privilégié une approche de la magie, de l’astrologie et de la divination comme objets d’une criminalisation progressive – singulièrement pour la sorcellerie, jusqu’au moment où ces crimes sont considérés comme imaginaires et renvoyés au rang de petits crimes astucieux (par ex. Liebs 1997 ; Rives 2003 ; Rives 2006 ; Soman 1977 ; 1992). Toutefois, ni linéaire ni absolu, le processus de désenchantement du monde et de sécularisation de la culture judiciaire n’efface pas subitement les pratiques sociales incantatoires et divinatoires (Porret, 2008). En témoigne le temps long des procès pour magie qui ont été étudiés de l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne, voire contemporaine, notamment dans d’autres aires civilisationnelles (De Rosny 2005 ; Fancello, Bonhomme 2018 pour l’Afrique contemporaine, ou encore le cas du vaudou dans les espaces coloniaux (Pluchon 1987 ; Houllemare 2019).

L’objet de ce dossier qui sera publié dans la revue Criminocorpus est d’inverser le regard et de voir comment la magie (ou ce qui est qualifié de « magie »), l’astrologie ou la divination, qui constituent des champs de savoirs plus ou moins licites selon les époques, interfèrent avec la justice. Selon les contextes sociaux et culturels, ces relations mettent en jeu le rapport de la justice avec la science et la religion, les conceptions variables de la rationalité judiciaire ainsi que le rôle de la société et, de plus en plus, de l’opinion publique à l’égard des pratiques dites magiques. La réflexion pourra se déployer à travers trois axes :

1er axe – Comment la magie, l’astrologie ou la divination se font auxiliaires de la justice institutionnelle, en permettant de dévoiler le crime ou en punissant un(e) coupable (par ex. à titre de preuve)

Instrument controversé de création de savoir et de prise de décision, la divination peut être lue comme une pratique de pouvoir et de domination (Ludwig 2019) : cela se manifeste-t-il dans l’exercice du pouvoir judiciaire et selon quelles modalités ? La porosité entre rituel magique et justice, à travers la reprise de procédures ou de termes juridiques, a pu être soulignée (Rouffet 2016 ; Kerneis 2014). On peut penser à des pratiques antiques en Mésopotamie (Glassner 2012), en Egypte (Menu 2013) ou dans le monde celte (Kerneis 2005). Dans l’Empire tibétain, entre le viie et le milieu du ixe siècle, les magistrats locaux utilisent dés et manuels de divination pour trancher les litiges (Dotson 2007). Le problème, plus large, des jugements de Dieu et de l’ordalie est désormais bien connu pour le haut Moyen Âge occidental (Barthélemy 1988). Mais la magie – ou d’autres pratiques et savoirs considérés comme licites ou non – se veulent parfois comme auxiliaire, ou alternative à la justice institutionnelle : c’est cela que l’on aimerait documenter.

Certaines traces de l’usage d’un savoir dont le caractère licite varie selon les moments, sont présentes dans des sources tardives : on peut penser à Laurent Pignon, Contre les devineurs (II.2.3) publié en 1411 (in Veenstra 1998, p. 276). Alors que la présence des fantômes devient un sujet récurrent du droit civil aux xvie-xviie siècles, il est admis que les spectres font office d’intermédiaire entre le juge et Dieu et que la justice peut avoir recours, à titre exceptionnel, aux preuves surnaturelles pour faire éclater la vérité (Callard, 2019). La persistance de l’appel au cadavre (cruentatio ou saignement accusatoire) semble pourtant aller à contre-courant d’une « rationalisation » du processus judiciaire (Akopian 2021).

Le cas de Jacques Aymar qui, à la fin du xviie siècle, retrouve des assassins à l’aide d’une baguette de sourcier, suscite des débats autour de l’art de la radiesthésie (ou rabdomancie) pendant le Siècle des Lumières : il a été analysé par Michael R. Lynn sous l’angle de l’histoire des savoirs mais pourrait être repris sous l’angle plus spécifique de l’histoire de la justice (Lynn 2001). Les « faux sorciers » visés par la police de Paris au xviiie siècle prétendent encore contribuer à la révélation de la vérité par la divination et l’astrologie judiciaires (Krampl 2012). En cela, la divination ressemble à l’ordalie judiciaire lorsqu’une « devineresse » identifie les voleurs par des épreuves magiques de vérité. Bien que la justice institutionnelle fonde de plus en plus son autorité sur le système des preuves, l’imaginaire divinatoire populaire est justicier et réparateur (Porret 2008).

2e axe – Comment la magie ou d’autres savoirs considérés comme occultes essaient d’agir sur la justice, notamment en intervenant dans un processus judiciaire, pour circonvenir un représentant (juge, avocat) ou la partie adverse, pour détourner un procès

La magie peut-elle être utilisée pour l’emporter dans un procès ? Arrive-t-il qu’on accuse son adversaire d’avoir fait usage de la magie pour suborner des témoins, maquiller des preuves ou même influencer la décision du magistrat ?

Depuis la Grèce des Ve et IVe siècles av. n. è. (Papakonstantinou 2021 ; Lamont 2023), jusqu’à la Rome antique, la catégorie des defixiones iudiciariae regroupe des textes qui visent des adversaires dans une procédure judiciaire. Les prières de justice constituent une autre catégorie, qui a pour cible voleurs ou calomniateurs, et que la justice ordinaire ne semble pas en mesure de retrouver ou punir. Un autre exemple se trouve dans la littérature de fiction : ainsi, Apulée (Métamorphoses I, 9) évoque la transformation d’un avocat en bélier par la magicienne Méroé, qui le punit ainsi d’avoir plaidé contre elle.

Théories savantes et croyances populaires soutiennent une culture divinatoire et magique prégnante et résistante à travers les siècles. Dans le Liber prestigiorum, un traité de magie astrale traduit par Adélard de Bath au XIIe siècle, gagner un procès fait partie des objectifs que permettent les talismans, au cœur d’un rituel précis (Boudet 2006). Les manuels de démonologie font allusion au corps démoniaque, qui a la capacité de résister aux supplices, voire de « maléficier les gens de loi » (Muchembled 1991). Les sources de la pratique judiciaire permettent de saisir des usages sociaux pourtant condamnés par le scepticisme croissant des magistrats à l’égard du déterminisme satanique (Thomas 1971). S’il ne s’agit pas ici d’étudier les procès de sorcellerie en soi, les sources qui les enregistrent permet-elles cependant d’identifier des cas d’intervention surnaturelle en cours de procès, avoués par les accusé·es eux-mêmes pour expliquer leurs actes ou dénoncés par la pression sociale ?

3e axe – Comment la magie utilise le corps des suppliciés

Le corps des suppliciés pouvait être utilisé pour des pratiques situées entre magie et médecine, à l’époque moderne, aussi bien pour l’acquisition de connaissances anatomiques qu’en pharmacologie (Le Breton 2008). Ainsi pour l’Antiquité romaine, Pline l’Ancien, au livre 18 de son Histoire Naturelle, mentionne-t-il l’utilisation de cheveux de crucifié, d’un clou pris à la croix, pour lutter contre les fièvres quartes. La légende de la mandragore naît également au pied des piloris (Porret 2006 ; Menapace 2018). Sorciers et empoisonneurs utilisent des ongles et des chairs des pendus récupérés au gibet, ou en utilisent la puissance magique (Collard 2003). De même, la rumeur populaire attribue au bourreau des dons de « devineur » d’objets égarés ou dérobés, ou de guérisseur thaumaturgique qui soulage les hommes malades ou ensorcelés. Le sang et les restes des exécutés à mort, la corde ou la « graisse du bourreau » occupent une place de choix dans les superstitions du monde germanique, en France aussi (Porret 1998 ; Bastien 2011). Dans quelle mesure, malgré les évolutions des rituels et des modes d’exécution (par exemple la guillotine, Taïeb 2011), ces croyances survivent-elles à l’époque contemporaine ?

Les rapports entre magie, astrologie et divination, et justice seront étudiés de l’Antiquité à l’époque contemporaine.

Outre la France et les pays européens, les espaces coloniaux seront intéressants par la confrontation entre pratiques judiciaires considérées comme magiques et justice coloniale. D’autres aires culturelles peuvent également être présentes.

Le format des contributions est ouvert : pourront être proposés soit des articles historiques soit des études plus resserrées de documents originaux.

Date limite de soumission des propositions : 30 juin 2024. Les propositions devront comporter une courte présentation de l’auteur et un résumé de 3000 signes maximum.

Date limite d’envoi des articles après acceptation de la proposition : janvier 2025.

Date de Publication du dossier : automne 2025.

Contacts : helene.menard@univ-montp3.fr et diane.roussel@univ-eiffel.fr

Bibliographie indicative

Akopian Astrid, « Le cadavre accusateur dans le procès du XIIIe au XVIIIe siècle en Occident : de la preuve révélée à la preuve raisonnée », Droit et cultures, 82, 2021/2.

Barthélemy Dominique, « Diversité des ordalies médiévales », Revue Historique, 280, n° 1, 1988, p. 3-25 [En ligne sur Jstor]

Bastien Pascal, Histoire de la peine de mort. Bourreaux et supplices (1500-1800), Paris, Le Seuil, 2011.

Boudet Jean-Patrice, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris, PUPS, 2006.

Collard Franck, « Veneficiis vel maleficiis. », Le Moyen Age, 1 (t. CIX), 2003, p. 9-57.

De Rosny Éric, « Justice et sorcellerie en Afrique », Études, 9 (t. 403), 2005, p. 171-181.

Dotson Brandon, « Divination and Law in the Tibetan Empire. The Role of Dice in the Legislation of Loans, Interest, Marital Law and Troop Conscription », dans Contributions to the Cultural History of the Early Tibet, Brill, 2007, p. 1-77.

Fancello Sandra, Bonhomme Julien, « L’État et les institutions face à la sorcellerie », Cahiers d’études africaines, 231-232, 2018, p. 573-591.

Hébert Séléna, « Méroé, magicienne criminelle des Métamorphoses d’Apulée, ou l’exercice d’une justice de la vengeance », Camenulae 16, 2017.

Houllemare Marie, « Marie Kingué et la subversion de l’ordre colonial (Saint-Domingue, 1785) », Clio, 50, 2019, p. 155-164.

Kerneis Soazick, « Les ongles et le chaudron : pratiques judiciaires et mentalités magiques en Gaule romaine. », Revue Historique de Droit Français et Étranger, 83/2, 2005, p155-181.

Kerneis Soazick, « Magie et droit dans l’île de Bretagne IIe-IVe siècles », in Transmission des savoirs magiques de l’Antiquité à la renaissance (V. Dasen & J.-M. Spieser dir.) ; actes du Colloque international tenu à Fribourg les 17-19 mars 2011), Micrologus’Library 60, SISMEL, Edizioni del Galluzzo, p. 25-42.

Krampl Ulrike, Les Secrets des faux sorciers. Police, magie et escroquerie à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Éditions EHESS, 2012.

Lamont Jessica L, In Blood and Ashes: Curses Tablets and Biding Spells in Ancient Greece, Oxford, Oxford University Press, 2023.

Le Breton David, « 3. Le corps humain entre “matériel anatomique” et remèdes », dans La Chair à vif, in Le Breton D. (dir.), Paris, Éditions Métailié, « Suites Sciences Humaines », 2008, p. 119-175.

Liebs, Detlef, « Strafprozesse wegen Zauberei: Magie und politisches Kalkül in der römischen Geschichte », in Manthe U., Ungern-Sternberg J. von (eds.), Grosse Prozesse der römischen Antike, München, Beck, 1997, p. 146-158.

Ludwig Ulrike, “Divination”, in Heike Paul (Hg.), Critical Terms in Futures Studies, Cham 2019, p. 99–104.

Lynn Michael R., « Divining the Enlightenment: Public Opinion and Popular Science in Old Regime France », Isis, 2001, 92.1, p. 34-54.

Menapace Luc, « La mandragore, iconographie d’un mythe botanique », Revue de la Bibliothèque Nationale de France, 1, n°56, 2018, p. 41-49.

Menu Bernadette, « Maât au cœur des justices de l’Invisible et la question de l’ordalie par le crocodile », in Nathalie Kálnoky, Soazick Kerneis et Raymond Vedier (ed.), Les Justices de l’Invisible. Actes du Colloque « Puissances de la Nature. Justices de l’Invisible : du maléfice à l’ordalie, de la magie à la sanction », Université Paris-Ouest, 2-3 déc. 2010, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 181-196.

Muchembled Robert, « Le corps magique à la Renaissance », dans Actes des Congrès de la Société française Shakespeare, 1991, 9 “Shakespeare et le corps à la Renaissance”, p. 125-136.

Papakonstantinou Zinon, Cursing for justice: magic, disputes, and the lawcourts in classical Athens, Stuttgart, Steiner, 2021.

Pluchon Pierre, Vaudou, sorciers, empoisonneurs, de Saint-Domingue à Haïti, Paris, Karthala, 1987.

Porret Michel, « Corps flétri-Corps soigné. L’attouchement du bourreau au XVIIIe siècle », dans Michel Porret (éd.),Le corps violenté, du geste à la parole, Genève, Droz, 1998, p. 103-135.

Porret Michel, « Chap. 1 : Magie et superstitions : le « menu peuple » abusé », Sur la scène du crime : Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève (xviiie-xixe siècle) [en ligne], Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2008, DOI : https://doi-org.janus.bis-sorbonne.fr/10.4000/books.pum.20889.

Rives James B., « Magic in Roman law: the reconstruction of a crime. », Classical Antiquity, 22.2, 2003, p. 313-339.

Rives James B., « Magic, religion and law: the case of the ‘lex Cornelia de sicariis et veneficiis’ », in Religion and law in classical and Christian Rome, Ando C., Rüpke J. (eds.), Stuttgart, Steiner, 2006, p. 47-67.

Rouffet Frédéric, « Le rituel magique égyptien comme image du tribunal », Droit et cultures, 71, 2016, p. 163-178.

Soman Alfred, « Les procès de sorcellerie au Parlement de Paris (1565‑1640) », Annales ESC, 2, 1977, p. 790‑814 ;

Soman Alfred, Sorcellerie et justice criminelle : le parlement de Paris, 16e‑18e siècles, Aldershot, Variorum, 1992.

Taïeb Emmanuel, La guillotine au secret. Les exécutions publiques en France, 1870-1939, Paris, Belin, 2011.

Thomas Keith,Religion and the Decline of Magic. Studies in Popular Belief in Sixteenth and Seventeenth-Century England, Londres, Penguin, 1973 (1971).